Ceylan, c'est la Palme
Comme le disent certains footballeurs quand leur équipe doit affronter un adversaire beaucoup plus fort, ’’l’essentiel c’est de tenir 20 minutes…’’. Le film WINTER SLEEP dure trois heures et
quart –mais si on accepte de rentrer dans l’histoire et d’adopter son rythme lent, on ne voit (presque) pas le temps passer.
Le film a valu en mai dernier la Palme d’or du Festival de Cannes à son réalisateur, le Turc Nuri Bilge
Ceylan, multirécidiviste du palmarès. Cinq de ses films précédents avaient déjà été présentés en
compétition sur la Croisette, et deux avaient remporté le Grand Prix, récompense hiérarchiquement numéro-2 derrière la Palme: LOINTAIN en 2003 et IL ÉTAIT UNE FOIS EN ANATOLIE en 2011.
Dans WINTER SLEEP, Aydin, un comédien à la retraite, tient un petit hôtel en Anatolie, dans une région du centre de la Turquie peu fréquentée. L’établissement, isolé et pratiquement vide en cette
fin d'automne, a tout le confort moderne, dont l’accès à Internet.
Aydin va cueillir des champignons, s’occupe de son hôtel, réclame à des paysans pauvres le loyer des maisons qu’il leur loue au village, achète un cheval sauvage et rédige régulièrement, sur son
ordinateur, son éditorial pour l’hebdomadaire local ’’La voix de la steppe’’.
Il vit avec sa jeune épouse Nihal, qui dépend de lui financièrement et dont on voit bien qu’elle n’éprouve plus pour lui le grand amour. Pour donner un sens à sa vie oisive, la jeune femme s’est
lancée dans un projet humanitaire auquel elle ne veut pas mêler son mari.
Avec le couple vit aussi la sœur d’Aydin, Necla, récemment divorcée, dont le caractère et le comportement oscillent entre dépression et agressivité. Elle a des conversations interminables, sur le
ton du reproche, avec son frère: lui assis à son bureau tapant sur son clavier, elle allongée sur le canapé derrière lui sirotant son thé.
Les conversations entre Aydin et Nihal, entre Aydin et Necla, entre Nihal et Necla alimentent le quotidien –et le film. De temps en temps, Aydin va faire un tour dehors, un gamin jette un caillou
sur la vitre de son 4x4, un couple de touristes japonais passe, l’hiver approche, la neige arrive…
Bergman, Antonioni, Tchekhov: on a souvent évoqué ces grands auteurs pour décrire le cinéma de Nuri Bilge Ceylan, qui poursuit son œuvre d’introspection humaine, avec des films à l’opposé de ce
que l’on voit défiler par dizaines chaque semaine sur les écrans –rythme trépidant, montage nerveux, action, suspense, effets spéciaux.
’’Je me suis inspiré de trois nouvelles de Tchekhov, j’ai ce projet en tête depuis quinze ans’’, explique le réalisateur, pas effrayé à l’idée que la longueur de son film puisse éloigner
certains spectateurs potentiels: ’’Je pense que je dois avoir la même liberté qu’un écrivain qui, quand il écrit, ne se demande pas combien de pages doit avoir son roman. Ce sont seulement
des soucis commerciaux qui cantonnent les metteurs en scène dans des films de 90 minutes ou 100 minutes. Je n’ai jamais pensé à ce genre de choses et nous nous sommes lancés dans
l’aventure’’.
Son film est très bavard, les dialogues y prennent une place hégémonique. Mais si on se laisse séduire par la richesse intellectuelle des arguments, disputes et débats des différents
protagonistes de ce quasi-huis clos, cela se boit comme du petit lait. Entre frère, sœur, époux et belles-sœurs, on se dit ses quatre vérités avec une franchise toute… cinématographique, dans une
mise en scène à la fois très sobre et très élaborée.
Ainsi une longue, très longue empoignade verbale entre le frère et la sœur, suivie d’un silence pesant, ou une longue, très longue explication entre le mari et la femme, devant la cheminée, sont
deux moments forts du film, de vrais bijoux de dialogues et de mise en scène.
Bien sûr, on peut ne pas aimer ce cinéma d’auteur très intellectualisé, parfois prise de tête, et lors du Festival de Cannes le film a eu ses partisans enthousiastes et ses détracteurs féroces. ’’Ca m’a fait peur
quand j’ai vu la durée du film. Plus de trois heures!’’, a expliqué pour sa part la présidente du jury, la réalisatrice néo-zélandaise et présidente du jury cannois Jane Campion. Mais ’’je me
suis assise et ce film avait un rythme tellement merveilleux que j’ai été prise. C’est un film vraiment maîtrisé avec beaucoup de sophistication’’.
Dans le rôle du riche intellectuel un peu cynique et sûr de lui qu’est le personnage d’Aydin, le grand acteur turc Haluk Bilginer est impressionnant de présence, et n’est sans doute pas passé loin du Prix d’interprétation à Cannes.
Même si la plupart des scènes se déroulent à l’intérieur, le film séduit également par les paysages superbes de Cappadoce, région
du centre de la Turquie connue des touristes pour ses grottes, ses habitats troglodytes et ses paysages lunaires.
Une plongée de trois heures et quart dans cet environnement-là, dans ce cinéma-là, dans cette ambiance-là, cela vaut le détour. En plein été, c’est moins sûr. Mais on peut espérer que la Palme
d’or 2014 restera sur les écrans suffisamment longtemps pour être vue à la rentrée par suffisamment de cinéphiles.
Jean-Michel Comte
LA PHRASE
’’Par les temps qui courent, l’ennui est un sacré luxe’’ (Aydin, à sa sœur).
WINTER SLEEP
(Turquie, 3h16)
Réalisation: Nuri Bilge Ceylan
Avec Haluk Bilginer, Melisa Sözen, Demet Akbağ
(Sortie le 6 août 2014)