LA VIE INVISIBLE D'EURIDICE GUSMAO

Deux sœurs brésiliennes inséparables mais séparées

Euridice (Carol Duarte, à gauche) et Guida (Julia Stockler) sont deux sœurs inséparables mais que le destin va séparer (©ARP Sélection).
Euridice (Carol Duarte, à gauche) et Guida (Julia Stockler) sont deux sœurs inséparables mais que le destin va séparer (©ARP Sélection).

Les destins parallèles de deux sœurs séparées dans le Brésil machiste des années 50: le film LA VIE INVISIBLE D'EURIDICE GUSMAO a impressionné les jurés d'Un Certain Regard, la section parallèle officielle du Festival de Cannes, qui lui ont décerné leur prix en mai dernier.

"Je voulais réaliser un mélodrame tropical", dit son réalisateur, le Brésilien d'origine algérienne Karim Aïnouz. Pari réussi, mais cette VIE INVISIBLE D'EURIDICE GUSMAO n'est pas seulement une saga familiale qui s'étale sur sept décennies, c'est aussi un formidable film social et féministe, intelligent, fort et émouvant.

Rio de Janeiro, 1950. Euridice (Carol Duarte), 18 ans, et Guida (Julia Stockler), 20 ans, sont deux soeurs inséparables. La première rêve d'une carrière de pianiste internationale, la seconde attend le grand amour. Toutes les deux, très complices, vivent chez leurs parents.

Euridice finit par se marier avec le fils du riche fabricant de farine qui fournit son père, boulanger, tout en continuant de prendre des leçons de piano et de rêver du Conservatoire de Vienne. Guida, elle, vit immédiatement son rêve: elle s'embarque sur le bateau du marin grec dont elle est tombée amoureuse, sans prévenir sa famille. Elle va vite déchanter car le marin grec, infidèle, n'est pas le grand amour espéré, et elle finit par revenir au foyer familial, quelques mois plus tard. Mais enceinte. Ce qui pousse son père à la chasser de la maison et à la laisser se débrouiller seule avec son bébé.

Surtout, son père lui dit qu'Euridice a quitté Rio et qu'elle est désormais en Autriche. Ce qui est faux, car elle est toujours à Rio. Et Euridice, de son côté, croit toujours sa sœur en Grèce. Guida et Euridice, pendant des années, vont ignorer qu'elles vivent dans la même ville. Séparées mais si proches l'une de l'autre sans le savoir, les deux sœurs vont prendre en main leur destin, sans jamais renoncer à se retrouver…

"J’ai voulu célébrer le mélodrame et me servir de son esthétisme pour dessiner une critique sociale de notre époque, une critique visuellement splendide et tragique, grandiose et crue. Je voulais créer une histoire qui mette en lumière un chapitre invisible de l’histoire des femmes", explique le réalisateur, 53 ans, dont c'est le septième long-métrage depuis 2002.

S'étalant sur toute une vie, le récit, tiré d'un roman paru en 2015, entraîne donc le spectateur dans une histoire émouvante, avec un épilogue magnifique. Mais au-delà du mélo, c'est un film d'une force féministe incroyable, grâce au scénario et à la performance des deux actrices. Dans cette description d'un Brésil des années 50 où la condition féminine était difficile à vivre, les hommes n'ont pas le beau rôle et sont presque caricaturaux: le père qui chasse sa fille du foyer parce qu'elle est enceinte et célibataire; le marin grec qui a une femme dans chaque port; le mari d'Euridice, obsédé sexuel, benêt qui joue au bilboquet en caleçon dans la chambre et se frotte à elle quand elle joue du piano ("Non, pas sur le piano!", implore-t-elle); le médecin gynécologue qui n'est pas très regardant sur le secret professionnel quand Euridice tombe enceinte; le fournisseur de drogue sur les chantiers navals qui se fait payer en nature; les clients des prostituées; etc.

"J’ai grandi dans le Nord-Est brésilien conservateur des années 60, au sein d’une famille composée majoritairement de femmes; une famille matriarcale dans un contexte très machiste", explique Karim Aïnouz, animé par "le désir de rendre visibles tant de vies invisibles, comme celles de ma mère, de ma grand-mère, de mes tantes et de tant d’autres femmes de cette époque".

Sur la forme, le film est également remarquable, avec des lumières chaudes et saturées (rouge, jaune, orange, ocre), une caméra proche des personnages, du suspense et des rebondissements (belle scène où les deux sœurs manquent de se rencontrer dans un restaurant de Rio, plusieurs années après leur séparation), des séquences de rapports sexuels et scène intimes féminines très réalistes, voire crues. Le réalisateur dit avoir voulu faire "un film chargé de sensualité, de musique, de drame, de larmes, de sueur et de mascara, mais aussi un film imprégné de cruauté, de violence et de sexe. Un film qui n’a jamais peur d’être sentimental, excessif". Une vraie réussite.

Jean-Michel Comte

 

LA PHRASE

"C'est un garçon" (Guida, annonçant le sexe de son enfant). "Tant mieux pour lui" (sa voisine).

 

LA VIE INVISIBLE D'EURIDICE GUSMAO

("A Vida Invisível de Eurídice Gusmão") (Brésil, 2h19)

Réalisation: Karim Aïnouz

Avec Carol Duarte, Julia Stockler, Gregório Duvivier

(Sortie le 11 décembre 2019)