L'ÉTRANGER

Ozon ose Camus

Meursault (Benjamin Voisin) est jugé pour avoir tué un Arabe sur une plage d'Alger (©Carole Bethuel/Foz/Gaumont/France-2 Cinéma).
Meursault (Benjamin Voisin) est jugé pour avoir tué un Arabe sur une plage d'Alger (©Carole Bethuel/Foz/Gaumont/France-2 Cinéma).

Le premier livre d'Albert Camus, L'Étranger, paru en 1942, a la réputation d'être difficilement adaptable au cinéma. Luchino Visconti s'y était cassé les dents en 1967. François Ozon tente l'aventure et s'en tire beaucoup mieux, même si son film (ce mercredi 29 octobre sur les écrans) peine parfois à convaincre.

Dans le film de Visconti, c'est Marcelo Mastroianni qui tenait le rôle principal, et l'acteur avait été jugé trop italien, trop séducteur pour ce rôle sombre. François Ozon, lui, a choisi Benjamin Voisin pour interpréter ce personnage de Meursault ténébreux, taciturne et introverti.

L'histoire est connue: à Alger, en 1938, Meursault, un jeune homme d’une trentaine d’années, modeste employé, reçoit un télégramme lui annonçant la mort de sa mère, placée dans un asile de vieillards à Marengo, à 80km. Il s'y rend et assiste à l'enterrement, sans manifester la moindre émotion.

Vie de tous les jours

Le lendemain, il se rend aux bains municipaux d'Alger et rencontre Marie (Rebecca Marder), une dactylo, ancienne collègue de bureau. Ils vont au cinéma voir LE SCHPOUNTZ avec Fernandel, s'embrassent, passent la nuit ensemble.

Puis Meursault reprend sa vie de tous les jours. Une existence sans aspérité que va venir troubler son voisin, Raymond Sintès (Pierre Lottin), proxénète qui bat régulièrement sa maîtresse, Djemila. Par un après-midi baigné d'un soleil de plomb, un drame va se dérouler sur la plage…

Benjamin Voisin convaincant

Révélé par ÉTÉ 85 (2020) de François Ozon puis remarqué dans Illusions perdues (2021) de Xavier Giannoli et récemment JOUER AVEC LE FEU (2025) de Delphine et Muriel Coulin, Benjamin Voisin est convaincant et crédible dans cette interprétation de Meursault, l'un des personnages les plus énigmatiques de la littérature, indécis chronique, insensible à tout, sociopathe tranquille qui, comme l'expliquait Camus, "ne joue pas le jeu, (…) est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle".

François Ozon a plutôt réussi cette transposition du personnage du roman au cinéma. "Il fallait que dans ma mise en scène il y ait une forme de fascination pour le personnage de Meursault, qui est opaque, indifférent, sans conscience morale, mais qui porte en lui, en plus de son mystère, une beauté, une sensualité", explique-t-il.

Écrit à la première personne

Le réalisateur suit Meursault tout au long du film, pour essayer de coller au texte du livre: celui-ci est écrit à la première personne, ce qui en fait la force et la beauté, et c'est là toute la difficulté de l'adaptation. Ozon ne choisit pas la facilité de la voix off, qu'il n'utilise que deux fois, à la fin de la première partie et à la fin du film.

C'est là où l'on reste un peu sur sa fin, dans ce film par rapport au roman. Si la première partie est remarquable –avec son rythme lent, ses plans fixes, ses dialogues rares et courts, ses silences prolongés, son atmosphère froide et distante malgré la sensualité, la chaleur, la luminosité sublimées par le noir-et-blanc–, la seconde partie (l'arrestation, le procès, la condamnation) est moins convaincante, plus banale, avec notamment un procureur et un avocat qui frisent la caricature et un aumônier de la prison (Swann Arlaud) trop bavard.

Monument de la littérature

Il fallait pas mal de courage à François Ozon, à la carrière aussi éclectique que pléthorique (quasiment un film par an, comme Woody Allen: c'est son 24e film depuis SITCOM en 1998), pour s'attaquer à ce monument de la littérature (à lire ou relire en intégralité ici, ou en l'achetant chez votre libraire préféré). Il y est finalement resté fidèle, tout en apportant sa touche personnelle avec deux inflexions importantes, concessions à l'air du temps.

La première est la place des femmes, Marie et Djemila, plus importante que dans le roman. "J’ai eu le sentiment de tirer un fil que Camus avait tissé sans le développer, et qu’il fallait leur donner cette dimension humaniste chère à l’auteur de La Peste. J’ai voulu les connaître mieux et mettre en scène ce que ces femmes auraient fait, pensé et dit", explique François Ozon, un rien prétentieux.

Contextualisation

L'autre aspect sur lequel le réalisateur a insisté est la dimension politique et l'histoire de la colonisation française de l'Algérie. "Il était essentiel pour moi de contextualiser l’histoire", dit-il. "Albert Camus écrit L’Étranger en 1939, et le livre est publié en 1942, en pleine colonisation française de l’Algérie. Ce devait être présent dans le film".

Discutable, cette modernisation a été acceptée, ajoute Ozon, par la fille d'Albert Camus, Catherine Camus, qu'il a rencontrée: "Elle a compris mon besoin et mon souci de contextualiser, pour que le film soit recevable par un public d’aujourd’hui, pour ne pas être perçu comme déconnecté de la réalité complexe qu’on connaît. Il ne s’agissait pas de faire une adaptation littérale, mais d’apporter un regard d’aujourd’hui sur cette oeuvre majeure du XXe siècle, sur notre passé colonial et sur cette douleur encore si vive entre la France et l’Algérie".

Jean-Michel Comte

 

LA PHRASE

"J'ai tué un Arabe" (Meursault, au début du film, à son entrée en prison, expliquant aux autres détenus la raison de son arrestation).

 

L’Étranger

(France, 2h02)

Réalisation: François Ozon

Avec Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin

(Sortie le 29 octobre 2025)


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