Le Grand Prix du Festival de Cannes
Une histoire d'amour impossible à Dakar sur fond d'émigrants dans une atmosphère mystérieuse: pour son premier film, ATLANTIQUE, la réalisatrice franco-sénégalaise Mati Diop a reçu en mai dernier le Grand Prix du Festival de Cannes, la deuxième plus haute récompense derrière la Palme d'or.
Sur un chantier de la banlieue de Dakar où l'on construit une tour géante, des ouvriers se plaignent de n'avoir pas été payés depuis trois mois. Une dizaine d'entre eux décident alors de quitter le pays et, une nuit, s'embarquent à bord d'une pirogue pour tenter de gagner l'Espagne et de se construire un avenir meilleur.
Parmi eux se trouve le jeune Souleiman (Ibrahima Traoré), qui aime la belle Ada (Mama Sané) et réciproquement. Il n'a pas eu le temps de lui faire ses adieux avant de partir et avant, surtout, le mariage de la jeune fille, promise à un autre, plus riche que lui.
Sans nouvelles des garçons, Ada et ses copines se désespèrent et se font à l'idée qu'ils ont peut-être disparu en mer. Mais un incendie criminel survient le soir du mariage, les filles sont prises d'une étrange fièvre que même les marabouts ne peuvent guérir, et le jeune commissaire chargé de l'enquête sur l'incendie succombe par moments à une intense fatigue inexpliquée. Et il se murmure que Souleiman, qu'on croyait mort noyé avec ses copains, a été aperçu le soir de l'incendie…
La vie quotidienne des jeunes de Dakar, le drame des émigrés disparus en mer, les mariages forcés: la réalisatrice Mati Diop, 37 ans, n'a pas connu cela. Elle est née à Paris et y a vécu son adolescence, sa mère française était directrice artistique dans une agence de pub, son père sénégalais est musicien, et son oncle réalisateur et producteur lui a donné la passion du cinéma, entretenue par la réalisatrice Claire Denis dont elle a été la protégée.
Mais, après plusieurs courts métrages, elle a choisi le Sénégal pour situer l'histoire de son premier long métrage: "Un premier film est souvent autobiographique, même indirectement", dit-elle. "Inventer le personnage d’Ada était aussi une façon de faire l’expérience, à travers la fiction, de l’adolescence africaine que je n’ai pas vécue. Par ailleurs, même si je n’ai pas directement perdu de proches en mer, j’ai été marquée par le drame collectif de l’immigration clandestine. Je peux m’identifier aux femmes qui l’ont subi".
Son film commence presque comme un documentaire sur les ouvriers du chantier non payés, avant de raconter une histoire d'amour qu'on devine vite impossible, puis de virer à la fable onirique avec du suspense, des séquences à l'atmosphère mystérieuse et fantastique, avec une belle maîtrise dans la réalisation et des images baignées de poésie qui ont séduit le jury du Festival de Cannes.
Mais, davantage qu'un acte militant pour dénoncer l'émigration clandestine et ses drames, le film a des accents féministes forts, avec de nombreux seconds rôles féminins entourant le personnage d'Ada (tous les acteurs sont des amateurs trouvés sur place, et qui se révèlent très doués devant la caméra), un personnage principal qui occupe une grande partie de l'histoire, une allusion aux parents de son futur mari qui exigent un test de virginité, un balancement entre le désir de liberté de ces jeunes femmes et les contraintes familiales, économiques, religieuses que leur impose encore la société sénégalaise.
"Le personnage d’Ada passe d’une phase de sa vie à une autre", explique la réalisatrice. "D’adolescente à femme. Que veux dire «devenir une femme»? Les réponses varient selon les cultures et les modes. Pour moi c’est avant tout devenir soi-même, choisir sa vie". Les dernières scènes et la dernière réplique du film résument tout cela.
Jean-Michel Comte
LA PHRASE
"Ta place, il faut la garder. Les temps sont durs" (la mère d'Ada, à propos de son futur mariage avec un jeune homme riche).
(France/Sénégal, 1h45)
Réalisation: Mati Diop
Avec Mama Sané, Amadou Mbow, Ibrahima Traoré
(Sortie le 2 octobre 2019)