Mon frère, ma bataille
C'est l'histoire d'une jeune fille qui veut sauver son frère et qui, pour cela, enfreint la loi. Le film québécois ANTIGONE, librement inspiré de la tragédie grecque de Sophocle, se déroule dans le Canada d'aujourd'hui avec comme personnages principaux les membres d'une famille d'immigrés algériens.
Antigone, 16 ans, a immigré au Québec avec sa grand-mère, sa sœur et ses deux frères, après l'assassinat de ses parents en Kabylie pendant la guerre civile algérienne. C'est une adolescente brillante, au parcours sans accroc. Elle est première de sa classe et a un gentil petit ami au lycée, avec qui elle fait des virées en scooter et mange des sushis.
La famille est heureuse, unie, bien intégrée. Mais ses deux grands frères traficotent avec un gang de trafiquants de drogue et l'aîné, Étéocle, est abattu lors d'une bavure policière. Dans la foulée le cadet, Polynice, est arrêté pour violence contre les forces de l'autre.
Il a 18 ans et risque l'expulsion du pays et le retour vers son pays d'origine. Pour éviter cela, Antigone l'aide à s'évader de prison en se faisant passer pour lui, lors d'une visite, et en prenant sa place. "Je suis solidaire de ma famille", explique-t-elle à la police et à la justice, une fois le forfait commis. Et elle plaide coupable: "J'ai enfreint la loi mais je recommencerais demain. Car mon cœur me dit d'aider mon frère"…
Sélectionné pour représenter le Canada aux derniers Oscars, ANTIGONE s'inspire librement de la pièce de Sophocle (441 avant J.-C.), reprise en 1944 par Jean Anouilh: l'histoire d'Antigone, fille d'Œdipe, qui brave l'interdiction émise par le roi Créon (son oncle) d'accomplir les rites funéraires pour Polynice, tué lors d'un duel avec Étéocle et considéré comme un traître.
Ici Étéocle n'a pas été tué par Polynice mais lors d'une bavure policière, et Antigone ne s'oppose pas au roi mais à la police et à la justice du Canada d'aujourd'hui. Mais les personnages portent les mêmes noms que ceux de la tragédie grecque, même s'il s'agit d'immigrés algériens: Antigone, Étéocle, Polynice, leur sœur Ismène (qui travaille dans un salon de coiffure et veut mener "une vie normale"), leur grand-mère Ménécée (qui ne parle ni français ni anglais).
C'est le quatrième long-métrage de fiction, depuis 2006, de la réalisatrice québécoise Sophie Deraspe, 46 ans, qui s'est donc inspirée de la tragédie grecque mais aussi, en partie, d'un fait divers réel: la mort d'un jeune immigré hondurien de 18 ans décédé à Montréal en 2008 lors d'une intervention policière qui a mal tourné.
"J’ai voulu faire vivre, à notre époque et dans le cadre social de nos villes occidentales, l’intégrité d’Antigone, son sens de la justice et sa capacité d’amour", explique-t-elle. "J’ai voulu aussi qu’Antigone demeure très jeune (16 ans) et menue physiquement, afin de faire ressortir la force intérieure de celle qui oppose ses valeurs personnelles aux lois officielles des hommes".
La réalisatrice a voulu aussi adapter la présence du chœur antique de la pièce en lui donnant ici la forme des réseaux sociaux, dont les messages ponctuent régulièrement le film, avec des clips et du rap. "Comme dans la tragédie grecque, j’ai souhaité que l’histoire d’Antigone soit encadrée dans le film par des interventions du choeur, ce collectif qui, sans être directement impliqué dans l’action, commente les événements vécus par les personnages ou exprime les émotions que ceux-ci suscitent".
"Je trouve que les réseaux sociaux agissent exactement de la même manière dans le grand théâtre de la sphère sociale contemporaine", ajoute-t-elle. "Ils sont désormais le murmure de la cité. Les choeurs/réseaux sociaux prennent position au fur et à mesure que l’histoire avance, commentent les faits, les tordent parfois, ou s’en inspirent".
Le film évoque de nombreuses questions éternelles, qui étaient déjà d'actualité il y a 2.500 ans: immigration et intégration plus ou moins réussie, idéalisme de la jeunesse, solidarité familiale, courage personnel, prépondérance des forces de l'ordre, justice des hommes, respect des institutions, désobéissance civile. Il oppose deux mondes irréconciliables mais tente d'éviter le manichéisme politiquement correct (méchants flics et notables, gentils immigrés et jeunes).
Car Antigone est obstinée, intransigeante, rebelle mais pas ouvertement militante politique: pour elle il s'agit d'abord d'une histoire de famille et non d'une révolte sociale. Dans ce rôle fort, servi par des dialogues calmes, sobres et sans excès, la jeune actrice Nahéma Ricci, 21 ans, issue d’une famille franco-tunisienne et née à Montréal, crève l'écran par sa présence du début à la fin, sa froide détermination perceptible dans le regard serein de ses yeux bleus.
Jean-Michel Comte
LA PHRASE
"J'ai enfreint la loi mais je recommencerais demain. Car mon cœur me dit d'aider mon frère"… (Antigone).
ANTIGONE
(Canada, 1h49)
Réalisation: Sophie Deraspe
Avec Nahéma Ricci, Hakim Brahimi, Rawad El-Zein
(Sortie le 2 septembre 2020)